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Lancé en marge de la parution des nouvelles Œuvres complètes critiques de Charles-Albert Cingria, ce site se veut un lieu d’informations et de références, ainsi qu’une façon de continuer à faire vivre et rayonner l’œuvre originale et encore méconnue de cet auteur qui échappe aux étiquettes et aux catégories, et réjouit ceux qui le découvrent. Bonne visite !

Photo de Cingria par Roger Montandon Photo Roger Montandon, CRLR

L’humour du monde

L’on a tout dit, ou presque, pour tenter de cerner Cingria, de saisir son œuvre en suivant les traces laissées par ce personnage démultiplié, vélocipédant sans gêne sur la corde raide du langage qu’il tend entre le sublime universel et la splendeur des choses communes. L’homme si présent dans son verbe, que décrire les errances de l’un semble souvent permettre d’appréhender les circonvolutions de l’autre. Tout aussi insaisissables pourtant, ils se confondent en une même figure protéiforme, au point de désarçonner jusqu’aux amis de la première heure.

Max Jacob, que Cingria rencontre régulièrement à Saint-Benoît dès 1922 et qu’il tenait pour « le plus éblouissant esprit de notre époque », répondra à son admiration par une amitié sincère, marquée occasionnellement par quelques réserves face au lunatisme artistique de ce gyrovague érudit. Ainsi écrit-il à Cocteau, le 1er mai 1925 : « On ne sait de quelle caste, de quel pays il est ! il n’est même pas homme de lettres ni poète ni musicien bien qu’il ait de grands talents dans tout cela […]. » Mondain désabusé ou clochard subversif, les contours changeants de cet être ambivalent déconcertent : « Quant à Cingria quand il sera devenu intelligible on le comprendra, c’est-à-dire jamais », poursuit Jacob.

Mais faut-il réellement comprendre un écrivain affirmant avec autant d’assurance son droit à la contradiction, à la fantaisie ? Il faut le lire, le suivre dans ses divagations incongrues et superbes, le perdre du regard parfois, engoncé qu’il est dans la truculence d’une érudition où il se perd lui-même, le retrouver ensuite, rêvant avec humour à sa reconversion prochaine en scaphandrier d’eau douce.

En ce sens, la publication aux Editions de L’Age d’Homme de l’édition critique des Œuvres complètes de l’écrivain est une heureuse initiative, achevant de donner toute sa légitimité à cette plume singulière, qui se voit par ailleurs dédier ce site internet. Créée à l’initiative de l’Association des amis de Ch.-A. Cingria, cette plateforme de référence et de diffusion permet de faire connaître l’univers de l’écrivain, son acuité drôle et nécessaire à l’heure où la « magistrale intercommunication des mondes » égalise les esprits et uniformise les visions.

Qu’on ne néglige pas de se fendre d’un rire éclatant lorsque les bibliothèques s’écroulent avec fracas, lorsque les vélos tordent leurs boyaux sur un bitume étrangement mou ou lorsque l’auteur s’essouffle à poursuivre dans les rues de Venise un Stravinsky fuyant, rapide et souple, pour échapper à ses contradicteurs, avant de se réfugier derrière un verre de Cynar !

D’une drôlerie si variée – ironique ou scabreuse – qu’elle fait oublier son omniprésence dans ces textes, écrits comme un coup de pied dans la fourmilière des bonnes intentions dont est faite la « littératuraille » de son temps. Là ou d’autres se recroquevillent sur un paysage intérieur mis en scène afin d’en exalter – avec une pudeur calculée – la sagesse austère et heureusement bien-pensante, Cingria donne à lire l’humour d’un monde d’imprévus, où le commun et le quotidien disputent au sublime leur droit à l’existence, où « il faut faire des gestes, les gestes convenables, beaucoup de gestes convenables, rire, sourire, parler, bien parler et beaucoup, dire des tas de choses qui intéressent le monde, bien écouter, bien répondre, parfois éclater de rire (pas continuellement) ». Cingria sur la toile, c’est aussi prolonger l’écho de ce rire sonore, qui éclabousse encore l’immarcescible beauté de l’existence.


Thierry Raboud
vice-président de l'Association


Pour citer cette page :
Charles-Albert Cingria. (2 mars 2012). L'Association des Amis de Charles-Albert Cingria. Page consultée le à partir de cingria.ch/accueil



Vagabondages avec Charles-Albert Cingria


Un film réalisé par Natalia Gadzina, produit par le Centre de recherches sur les lettres romandes, en partenariat avec Unicom, Université de Lausanne.


Il faut bien avouer que son style, à première vue, paraissait un peu baroque. On aurait dit l’une de ces mosaïques qui sont faites d’un assemblage de petites pierres de toutes les couleurs, mais c’était des pierres - pas du tout immobiles - qui n’arrêtaient pas de bouger, de tourner, de donner tous leurs éclairs. (Jean Paulhan)

Vagabondages avec Charles-Albert Cingria est à l’image de cette évocation. Sa structure fragmentée qui entremêle images et courtes citations, l’utilisation des couleurs, le recours à des images d’archives et à des manuscrits de l’écrivain, reflètent la « mosaïque » d’une œuvre éclatée. Le discours de la narratrice est entrecoupé d’interventions de Cingria – auquel le comédien Jean-Paul Favre prête sa voix – qui le complètent, l’illustrent ou le nuancent. Le récit avance en toute liberté, empruntant des chemins de traverse ponctués – sur le plan visuel – par des clins d’œil au style et aux thèmes de prédilection de Cingria.

« Ce que je fais, c’est des petits livres sur le plein air et les ferrailles et un peu de pensée – dialectique pure –, et des voyages dans l’histoire quand cette passion me prend et me reprend. Ma poésie est bien furtive, aussi j’arrête dès que le flot s’arrête. Et s’il continue, j’arrête néanmoins. »

Appendices à Bois sec Bois vert, vers 1948.

« Il me semble que je nais aujourd’hui à l’instant même. Je sais bien que je suis destiné à périr mais il y a cette minute quand même maintenant où je suis éternel et illimité si je prends la peine d’en prendre conscience. Et rien ne répond à cet instant-là que l’expérience des autres sera la mienne. Je suis peut-être d’une qualité tout à fait différente. Il se peut que l’univers sombre avec moi comme il n’existait pas avant que je fusse né. »

« Métaphysique », vers 1950.

« Faire quoi alors ? Des poèmes ? Je n’y tiens pas : je suis persuadé qu’ils ne vaudraient rien – rien en ce moment – : le dépit de ne pouvoir m’exprimer sur un argument qui est le seul où je me sens une naturelle maîtrise abolit en moi toute émotion, toute verve. Des travaux alors, de ces travaux de cave, historiques ou scientifiques ou palimpsestiques qui saturent l’être de délire-délice faisant tout oublier ? certainement, mais il faut vivre, et ces travaux, aussi opportuns, urgents qu’ils soient, n’intéressent ni les éditeurs, ni le public, ni personne. Il vaut mieux n’y pas penser. »

« Epissea », 1939.

« Rien. Je suis absolument libre, un peu seul. J’ai faim. Je suis un être comme les autres. J’ai besoin de m’asseoir et de m’étendre. Je suis fou de joie. »

« La Fourmi rouge », 1931.

« Je suis un cristal qui ne respire pas : qui existe […]. Par le bas, je reste animal, mais je suis une boule. J’ai frais aux cuisses. Je n’ai plus besoin de voir. c’est adorable. J’ai aussi un peu peur. C’est adorable. Je vais excessivement vite. […] Je suis heureux de ce siècle, heureux de ce sable, heureux de ma selle Brooks aux exquis craquements. »

Petit labyrinthe harmonique, 1929.

« Entre le néant et le surnaturel, ce qu’il y a de stupéfiant est le réel. Entre bouger le petit doigt et faire tomber une cheminée d’usine il n’y a pas une différence si grande. »

Le Seize Juillet, 1929.

« Je ne puis comprendre par exemple que l’on ne se rende pas compte que chaque minute est une concession de pulsation divine dont nous avons le bonheur de pouvoir nous servir, et que c’est donc non un état ordinaire, non un état naturel, mais un état miraculeux dont nous bénéficions ou plutôt dont nous ne bénéficions pas assez. Une chance sur cent milliards de probabilités ou le néant absolu. »

« [Je suis peut-être différent…] », sans date.

« Nous avions, tous, à la maison, l’âme antique. »

« [L’Ame antique] », vers 1932.

« Moi qui ai un lieu, une vieillesse d’autres, des térébinthes, d’immenses biens, des flottilles de lourd cèdre où passent de fantomatiques fastueux poissons, au fond de la mer, mais qui suis ailleurs, seul avec ce plectre à faire chuter les étoiles ; ne voulant pas, ne pouvant plus, me laissant vivre : de rien : de bonjours, de bonsoirs, de verres et de réciprocités de verres à droite et à gauche, de bouts de pain trouvés chez moi sous des caisses ; m’avilissant, me faisant aimable alors que je suis tueur, me faisant pittoresque alors que je suis roi. »

Petit labyrinthe harmonique, 1929.

« Le paysage existe déjà en tant qu’aventure ou intrigue végétale d’un intérêt fou […] »

« Brumaire savoisien », 1941.

« C’est dans cet état qu’il faut être. Divinement neuf et calme, comme une pêche en juillet dans la nuit d’un verger qu’aucun vent ne remue. »

« Graffiti », 1941.


Notice biographique


Ecrivain inclassable et « cas littéraire », Charles-Albert Cingria (1883-1954), né et mort à Genève, a vécu et publié en Suisse et en France. Ses textes naviguent entre les genres : récits poétiques, essais historiques, traités de musicologie, propos variés, chroniques d’humeur…


La première entreprise de regroupement de sa production (17 volumes, dont 5 de correspondance) a été éditée entre 1976 et 1981 à Lausanne, aux Editions de L’Age d’Homme ; elle est à présent épuisée. Ses premières Œuvres complètes critiques, en cours de parution chez le même éditeur, apportent aujourd’hui, et pour la première fois, un éclairage bienvenu sur l’ensemble de son œuvre.


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Cingria vu par Max Jacob


En mai 1926, Max Jacob livre, dans une lettre à Jean Paulhan, un portrait haut en couleur de Charles-Albert Cingria…

« Cingria est un petit gros musicien au vaste front chauve qui n’avoue pas quarante ans. Il habite un coin pauvre dans une maison de la rue Bonaparte 59. Il improvise avec une verve qui lui contracte les yeux (bleus les yeux) dans une figure grosse et pointue en bas. Il est sale d’aspect bien que très lavé. Il ne sait pas s’il est turc ou suisse mais il est de très grande famille. De temps en temps il reçoit de l’argent d’une propriété de famille en Turquie ; il le mange et redevient mendiant ; alors il joue de l’orgue dans des églises. Limbour dit qu’il marche comme un gros crabe. Le fait est que lorsqu’il veut avoir l’air distingué il a l’air d’un curé « oui, ma sœur… » Qui l’a vu en colère n’est pas de cet avis. Or il est toujours en colère… contre le surréalisme, le parisianisme, contre la France, les Français, contre la manière de rythmer le chant grégorien, contre les prêtres, les païens, les chrétiens. Il tonne, il étonne puis redevient un petit un humble petit gars. Cingria est « aimé » de gens très bien : Paul Claudel par exemple et, je crois bien, Maritain ; des peintres de talent, des gens même de Montparnasse très avancés. On dit : « C’est un type ! » et personne n’a eu l’idée de l’aider, bien que ce soit, à mon avis, un très très grand poète et d’une envergure que personne en somme n’a aujourd’hui. C’est un savant ! c’est un homme qui a un caractère, des idées et un véritable talent de musicien. Kahnweiler (galerie Simon. 29bis rue d’Astorg) sur les instances de quelques amis tout de même lui a commandé une centaine de pages pour un volume de sa collection. Après mille histoires compliquées, Cingria a écrit quelque chose de beau dont j’ai eu des extraits. Demande à Kahnweiler communication de l’ouvrage ou des épreuves, tu verras que cet homme est digne d’être lancé sinon comme littérateur du moins comme poète. Méfie-toi !!! il voudra te coller des dissertations sur la musique ou la langue grecque ou autre tutti quanti… or tu ne veux de lui que de la grande poésie.

N. B. Cingria après avoir réjoui par son piano une assistance, prend sa bicyclette à deux heures du matin : « Où allez-vous donc ? – Je vais à Sienne pour entendre la maîtrise de l’église Sainte Catherine » ou bien « Je vais en Espagne chercher l’héritage de mon oncle Ambrosio. » N. B. Cingria ne fait rien quand on ne le force pas avec énergie à travailler. Si tu lui fais des avances d’argent, il les mangera et ne travaillera pas. Il faut lui dire : « Non ! apportez-moi la moitié de votre manuscrit et vous aurez la moitié de votre salaire ! » ou le quart et ainsi de suite. C’est un monstre. D’ailleurs compagnon adorable, plein d’histoires énormes, éclatant de rire comme un gros bébé Cadum qu’il est ou prêt à pleurer. Garçon tendre et assez méchant en paroles, en paroles seulement, je le crois profondément honnête, délicat et noble et pourtant pas bête quand il s’agit d’affaires.

Demande-lui quelque chose et promets-lui de l’argent tout de suite. »


Max Jacob, Jean Paulhan, Correspondance 1915-1941, texte établi et présenté par Anne Kimball, Paris, Méditerranée, 2006, pp. 114-115.